Horreur sur l’Ashuapmushuan : l’affaire Auguste Lemieux

Joseph Grasset, chef de poste à Fort Albany, 1911.

Lac Ashuapmushuan, 9 mai 1908. Joseph Kurtness, Innu de Mashteuiatsh et Gordon MacKenzie, découvrent une masse informe sur le lac gelé. Il s’agit du corps d’un homme… ou plutôt une partie de celui-ci. Le pauvre a été découpé en morceaux…
***
Le 5 septembre 1907, 3 hommes avaient entrepris un voyage vers la région du lac Chibougamau. Joseph Grasset, un Français établi à Roberval et œuvrant dans le commerce des fourrures, avait engagé pour son expédition : Gabriel Bernard, Belge, homme à tout faire, ainsi qu’Auguste Lemieux, guide de Mistassini. Les hommes quittent pour faire de la chasse et de la traite des fourrures. Leur retour au Lac-Saint-Jean est prévu en janvier.
L’hiver passe et les hommes ne reviennent pas. Lemieux et Grasset n’en sont pourtant pas à leur première expédition. Les premières nouvelles arrivent quand, en janvier 1908, en pleine expédition de chasse, Joseph Kurtness et son fils découvrent un campement abandonné. Ils trouvent une note, signé du nom de Gabriel Bernard. « Pas trouvé la cache. Sommes sans provisions. Rejoignez-nous le plus vite possible, 28 décembre. Midi. » Visiblement, les hommes se sont retrouvés en détresse. Les Kurtness rapportent la nouvelle et, dans les mois qui suivent, tous s’imaginent que les hommes sont morts de froid ou de faim en forêt. En mars, des journaux de toute la province rapportent la mort probable de Lemieux, Grasset et Bernard.
***
Ce 9 mai 1908, les 2 groupes de chasseurs menés par Kurtness et Mackenzie ne s’attendaient certainement pas à retrouver un des disparus dans un tel état. Ils reconnaissent la victime : c’est Auguste Lemieux. Ils l’inhument près de l’ancien poste de traite de l’Ashuapmushuan et repartent au Lac-Saint-Jean annoncer la macabre découverte. Les semaines suivantes, le corps de Lemieux est exhumé, identifié par sa veuve et examiné par le coroner de Roberval, qui ouvre une enquête. La dépouille du pauvre homme est dans un état épouvantable : les traces de découpe laissent croire qu’il a probablement même été victime… de cannibalisme.
L’enquête se poursuit, la victime est inhumée. L’histoire sordide fait sensation et les journaux n’hésitent pas à parler de « chasse aux cannibales » et des « horreurs au Nord mystérieux ». Mais une question demeure : où sont Grasset et Bernard ? Ont-ils connu le même sort ? En décembre 1908, Joseph Grasset est localisé dans le nord de l’Ontario. Il travaille dans un poste de traite de la compagnie Révillon Frères, à Fort Albany. Bernard demeure introuvable.
En avril, Grasset comparait devant le coroner à Roberval. Il raconte que leur remontée vers le nord s’est bien passée, que les hommes ont arpentés les environs des lacs Obatogamau, Presqu’île et à l’Eau Jaune avant de s’installer à la jonction des rivières Chibougamau et Obatogamau. Puis à la mi-décembre, Lemieux et Bernard seraient repartis pour le Lac-Saint-Jean pour y vendre la fourrure. Grasset, qui devait les rejoindre, espérait en tirer une bonne somme. Ce dernier déclare qu’il ne les a pas revus, mais qu’ils avaient suffisamment de vivres. Seul de son côté, Grasset affirme qu’il aurait beaucoup souffert du froid et de la faim, seul dans les bois. Il aurait été secouru par un certain Paul, Cri de Waswanipi, et aurait passé l’hiver dans la communauté.
Au printemps, plutôt que de rentrer au Lac-Saint-Jean et récupérer son argent, Grasset se dirige en direction totalement inverse : à la baie James. À la fonte des glaces, il quitte Waswanipi avec une brigade de canots de la Compagnie de la Baie d’Hudson, puis se retrouve à Fort Albany, où il est engagé dans un poste de traite de Révillon Frères. Il n’aurait pas cherché à avoir des nouvelles de Lemieux et Bernard, mais affirme avoir tenté de s’informer sur la réception de ses fourrures à Roberval.
Quoi qu’il en soit, la déposition de Grasset convainc les jurés. Ils recommandent qu’il soit exonéré de tout soupçon et que l’on arrête dès que possible Gabriel Bernard, toujours porté disparu. Son corps sera finalement retrouvé en forêt, des mois plus tard. Il sera impossible de déterminer la cause de sa mort, qui fait d’ailleurs peu de remous. Pendant ce temps, la famille Lemieux se brise et les enfants de la victime sont dispersés. Quant à Grasset, il ne sera plus inquiété. Il retourne dans le nord, continue d’œuvrer dans divers postes de Révillon Frères.
L’histoire sombre vite dans l’oubli… mais marque la culture populaire. En 1912, un Français, Louis Hémon séjourne chez un cultivateur de Péribonka. Il tire de son séjour, un roman : Maria Chapdelaine. L’œuvre connait un succès monstre, est maintes fois rééditée, adaptée au cinéma, au théâtre et même en bande dessinée. Fait moins connu, la disparition tragique du personnage de François Paradis, est ouvertement inspiré de la triste fin d’Auguste Lemieux.
Aujourd’hui encore, le sort de Gabriel Bernard demeure nébuleux. Le degré de responsabilité de Joseph Grasset aussi. On ne saura jamais ce qui s’est exactement passé cet hiver-là au bord du lac Ashuapmushuan.

***
Je ne voulais pas simplement vous présenter une histoire sordide et sensationnelle. Au-delà du drame, quelques mots sur les lieux, les acteurs, l’époque. Parce que même les histoires sordides et mystérieuses parlent de leur époque.

Comment Auguste Lemieux a-t-il pu être retrouvé au cœur de la forêt boréale ?

Si, à l’époque, il n’y a pas encore de « ville » au nord du 49e parallèle, le secteur est déjà arpenté par de nombreux groupes cris, innus, mais aussi des commerçants de fourrure et des prospecteurs. Des gens qui se croisent, se connaissent, se reconnaissent. On y voyage en canot sur les mêmes cours d’eau, campe aux mêmes endroits, utilise les mêmes lieux de portage. La rivière Ashuapmushuan et ses affluents sont une véritable autoroute entre le Lac-Saint-Jean et les régions du lac Chibougamau et Mistassini.

Le poste de traite de l’Ashuapmushuan

Établi en Nouvelle-France en 1652, il fait partie d’un réseau de commerce de la fourrure qui reliait Tadoussac aux riches territoires cris et innus. Occupé par diverses compagnies, le poste est utilisé sporadiquement jusqu’en 1935. Il est ensuite abandonné définitivement. Ses vestiges sont aujourd’hui classés comme site archéologique et se trouvent à 11 km de la route 167 dans la réserve faunique de l’Ashuapmushuan.

Joseph Grasset, Révillon Frères et les hommes au Nord

Joseph Grasset est embauché par la suite chez Révillon Frères. Entre 1893 et 1936, cette compagnie de fourrure française installe des postes de traite dans tout le nord canadien et fait concurrence à la Compagnie de la Baie d’Hudson. Joseph Grasset est engagé dès 1909 à Fort Albany, puis travaille dans les postes de Salluit et Kangiqsujuaq. Comme beaucoup d’employés de postes de l’époque, il « s’accote » avec des femmes inuites, puis les quitte lorsqu’il est muté. En 1927, il rentre en France avec sa fille franco-inuk. Il décède à Montréal en 1949.

Auguste Lemieux a-t-il été victime d’un crime ?

Au sujet de cette affaire, la même question revient souvent : qui a mangé Auguste Lemieux ? Mais la vraie question serait-elle plutôt : a-t-il été assassiné ? Le coroner de l’époque aurait-il conclu au meurtre, puisqu’à l’époque le cannibalisme ne pouvait qu’être le fruit d’un crime ?
Il arrive, en période de famine et de détresse extrême, que les malheureux en viennent à manger les défunts, non par cruauté, mais par opportunisme. L’histoire regorge d’exemples – récents – de ces actes de survie désespérés : famine en Ukraine, 2e Guerre mondiale, écrasement d’avion dans les Andes, expédition Franklin… La note retrouvée en janvier par Joseph Kurtness est éloquente : les hommes étaient en détresse et manquaient de vivres. Donc Lemieux a-t-il été victime d’un crime ou est-il plutôt décédé de la famine ?
Le mystère reste entier et nous n’aurons jamais la réponse.

Pour me contacter : MC.Duchesne@outlook.com

Facebook
Twitter
LinkedIn
Imprimer

ARTICLES SUGGÉRÉS