Histoire d’une image : documenter le travail des enfants

Photo : Sadie Pfeiffer, fileuse de coton en Caroline du Sud. Lewis Hine, 1908.

Nous sommes en 1908, dans le sud des États-Unis. Un homme, qui se présente comme un représentant de commerce, arpente les corridors d’une filature de coton. Sous sa veste : un carnet de notes et un appareil photo. Il approche les employés, les questionne. Quel est leur emploi ? Combien gagnent-ils ? Combien d’heures travaillent-ils par semaine ? Quelle taille font-ils ? Quel âge ont-ils ? Il note tout. Puis, se penchant au niveau de son interlocuteur, il prend une photo.

Photo : Sadie Pfeiffer, fileuse de coton en Caroline du Sud. Lewis Hine, 1908.

Cet homme se nomme Lewis Hine. Il n’est pas représentant de commerce. Il ne vend pas de machine à filler le coton. Il est là pour témoigner de ce qui se passe derrière les portes des usines. Il documente le travail des enfants.

Depuis le XIXe siècle, partout en Occident, des millions d’enfants ont joint les masses d’ouvriers des usines, des mines et des champs. Alors que les salaires des adultes ne permettent pas aux familles de subvenir à leurs besoins, les petits sont mis à contribution… Ils sont d’ailleurs vus comme des employés de choix ! Cette jeune main-d’œuvre est soumise et payée une fraction du salaire – déjà très bas – des adultes.

Le problème est sérieux. Aux États-Unis en 1900, plus de 1,5 million d’enfants sont au travail, en moyenne 14 heures par jour (parfois plus), de jour comme de nuit. Les accidents de travail font partie du quotidien, faisant bon nombre de petits infirmes. On estime que, dans les filatures de coton de la Caroline du Nord, Géorgie et Caroline du Sud, les enfants de moins de 10 ans représentent 50% de la main-d’œuvre !

Si certains États américains encadrent – un peu – le travail des mineurs, ces lois ne sont pas appliquées. Il n’existe pas non plus de loi fédérale. Les effets de l’exploitation des enfants sont pourtant importants. En plus de maintenir dans l’illettrisme une partie de la population, l’embauche d’enfants pour une fraction du salaire permet aux propriétaires d’industrie de garder les salaires des adultes extrêmement bas… et donc à envoyer leurs enfants au travail.

Photo : jeune fille de 3 ans et 2 garçons travaillant dans une fabrique de conserves. Lewis Hine, 1910.

`
Paradoxalement à la même époque, au sein des familles nanties, l’enfant commence à être perçu comme le trésor de la famille. Autrefois vu comme un être à corriger et à « replacer sur le droit chemin », il devient un être parfait, pur, innocent. L’enfance du riche devient une période pure, sacrée, et à préserver à tout prix… Alors que le petit pauvre se voit privé de la sienne.

Certaines organisations privées commencent à militer pour que cessent ces pratiques, comme le National Children Labor Comitee. Fondé en 1904, le NCLC lutte contre l’exploitation, pour les droits et l’éducation des enfants. De 1908 à 1918, Lewis Hine milite pour le NCLC, armé de son appareil photo. Pour lui, s’il existe des milliers de photos de ce travail de l’ombre, qui pourra encore nier le problème ? La cause lui tient à cœur, Hine a lui-même été un enfant des usines. Ses photos sont publiées dans les journaux et il organise des dizaines d’expositions itinérantes visant à éveiller les consciences.

Photo : Garçons, mineurs de charbon. Lewis Hine, 1911

La marche vers le changement sera longue. En 1916, le Congrès américain adopte une première loi encadrant le travail des mineurs. L’âge minimum est de 14 ans; le travail de nuit est interdit avant 16 ans et la journée de travail est limitée à 8 heures. La bataille est loin d’être gagnée, la loi jugée inconstitutionnelle est renversée. Malgré de nombreuses tentatives, c’est seulement en 1938 qu’une loi fédérale limitant le travail des enfants est définitivement adoptée.

Lewis Hine s’éteint dans la pauvreté en 1940. Le père de la photographie documentaire laisse à l’histoire plus de 5 000 témoignages de cette époque où l’enfance n’existait pas.

Pour me contacter : MC.Duchesne@outlook.com

Facebook
Twitter
LinkedIn
Imprimer

ARTICLES SUGGÉRÉS