Histoire d’une image : la Migrant Mother

Une fois par mois, explorons l’histoire derrière une image célèbre qui a marqué son époque. Cette semaine : la « Migrant Mother », le visage de la misère.

Californie, février 1936. Dorothea Lange, photographe, termine sa journée de travail quand elle voit une femme et ses enfants qui attendent au bord de la route. Lange s’arrête, demande à la femme l’autorisation de la prendre en photo. Elle accepte. Cette femme deviendra l’incarnation de la misère des années 1930.

En 1929, le monde sombrait dans la plus grave crise économique de l’histoire. Elle dura 10 ans. Aux États-Unis, la Grande Dépression frappe les industries, mais particulièrement les agriculteurs du sud. Avec l’effondrement de l’économie, les prix des produits agricoles ont fondu. La mécanisation croissante du secteur a aussi poussé des milliers de travailleurs agricoles au chômage. Comme si ça ne suffisait pas, entre 1931 et 1937, le sud des États-Unis est frappé par une sécheresse dévastatrice. On surnomma ce désastre écologique, le Dust Bowl.

Dans ce contexte, environ 2,5 millions de sinistrés économiques et climatiques quittent les plaines, errent sur les routes, s’entassent dans des camps de réfugiés à la recherche de travail. Bon nombre d’entre eux se dirigent vers la Californie où ils travaillent à la cueillette de fruits et de légumes, s’entassant dans des bidonvilles.

En 1933 le gouvernement de Franklin D. Roosevelt entreprend son New Deal. La politique du New Deal consistait à consolider l’économie, l’industrie et l’agriculture en entreprenant des grands travaux publics et en offrant des aides financières aux chômeurs – à une époque où l’aide en cas de perte d’emploi n’existait tout simplement pas. Les investissements s’annoncent importants. Pour faire comprendre à la population américaine la nécessité de ces secours, le gouvernement par l’entremise de sa Resettlement Administration (RA)*, engagea des dizaines de photographes. Leur mission : parcourir le pays pour documenter et montrer la misère des sinistrés économiques. Ces photographes laisseront 170 000 négatifs illustrant les ravages de la crise.

Ce jour de mars 1936, Dorothea Lange termine sa journée de travail pour la RA et roule près de Nipomo, un camp de réfugiés cueilleurs de pois. Elle voit cette femme de 32 ans qui attend avec ses enfants au bord de la route dans un abri improvisé.

Elle se nomme Florence Owens. Elle est Cherokee, a 32 ans et 7 enfants. Veuve de fermier, sa famille a été poussée sur les routes comme des milliers d’autres. « Maintenant la famille se nourrit des légumes gelés dans les champs et des oiseaux que les enfants parviennent à tuer. Ils ont aussi vendu les pneus de la voiture pour acheter de quoi manger. »

La rencontre dure une dizaine de minutes. Cinq clichés sont pris puis Dorothea remballe son appareil photo et continue sa route. L’image qui parait le 11 mars 1936 dans le San Francisco News est saisissante, parfaite. Florence Owens devient l’incarnation de la souffrance de milliers d’Américains. La photo crée une onde de choc et le gouvernement américain envoie en urgence 20 000 livres de denrées au camp de Nipomo.

L’identité de la Migrant Mother demeura un mystère jusqu’aux années 1970, Florence Owens s’étant remariée après la guerre pour devenir Florence Thompson. La célébrité de la photo a longtemps embarrassé la famille, qui espérait que personne ne les reconnaisse. Ils ignoraient que la photo serait publiée.

Surtout : l’histoire de Florence avait été déformée. Si la misère des agriculteurs et des chômeurs était bien réelle et que les bidonvilles se multipliaient aux États-Unis, la petite famille ne logeait pas à Nipomo à ce moment-là et ne vivait pas d’oiseaux et de légumes pourris. Ils y étaient en raison d’une panne de voiture. N’empêche que la famille a longtemps vécu la misère, le sacrifice et a même – littéralement – vécu sous les ponts.

Florence Thompson s’est éteinte en 1983 mais son visage demeure gravé dans l’histoire.

* La Resettlement Administration prend le nom de Farm Security Administration (FSA) en 1937.
Pour me contacter : MC.Duchesne@outlook.com

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