Les femmes aux allumettes

Allumetières à l’ouvrage, 1920.

Hull, 17 janvier 1911. Le ministre fédéral du Travail, William Lyon McKenzie King, traverse la rivière des Outaouais en direction d’un quartier ouvrier de la ville. Il souhaite voir de ses yeux un drame qui afflige de nombreuses femmes. Ce jour-là, il rencontre Alzire Deschenes, 46 ans. L’ouvrière vient de passer 2 ans alitée et a subi l’inimaginable. Elle s’est fait retirer les deux mâchoires. Sa propre mère est décédée du même mal. McKenzie King rencontre aussi Lydia Tremblay, 41 ans. Celle qui a aussi perdue une partie de sa mâchoire se prépare à reprendre le travail. Le point en commun entre ces deux femmes ? Elles sont allumetières.

En 1854, un industriel du Vermont, Ezra Butler Eddy, s’installe à Hull pour y ouvrir une fabrique d’allumettes. L’Outaouais est l’endroit parfait : l’industrie du bois est en plein essor, les ressources hydrauliques sont abondantes… et le Canada n’a imposé aucune réglementation sur la production d’allumettes phosphorées. La E.B. Eddy Match y prospère, jusqu’à devenir la plus grosse allumetière du Commonwealth. Souvenons-nous que, à l’époque, celles-ci sont essentielles au chauffage et à l’éclairage des foyers. Dès 1869, la Eddy produit 1,5 million d’allumettes à l’heure et Hull devient la « capitale mondiale des allumettes ».

La Eddy devient le plus important employeur de la ville, faisant travailler des centaines d’hommes, de femmes et d’enfants. Si les hommes y occupent principalement des rôles d’opérateur de machinerie, la majorité des salariés sont des femmes employées à l’empaquetage des précieuses brindilles à feu. Ces ouvrières sont principalement issues du milieu canadien-français et sont pauvres, œuvrant à l’usine avant de se marier.

À une époque où les salaires des ouvriers sont si bas qu’ils ne suffisent pas à faire vivre une famille, le travail salarié des femmes est essentiel à la survie des foyers. Bien que les allumetières soient payées à la pièce – en fonction de leur production personnelle donc – et qu’elles gagnent la moitié du salaire des allumetiers, les femmes et les enfants sont aussi des piliers de famille. Elles peuvent même bénéficier d’un certain avancement à l’usine au fil des ans, devenant contremaitresse. Celles-ci ont droit de regard sur les embauches et les licenciements des jeunes filles, et sont les relais entre les surintendants et les ouvrières. Plus encore, les contremaitresses sont les gardiennes de la « morale » et les protectrices des ouvrières…

À l’usine, les dangers sont d’ailleurs nombreux. Les incendies sont très fréquents : les allumettes au phosphore peuvent s’enflammer à la moindre légère friction. Les allumetières subissent régulièrement des brûlures et travaillent avec un seau d’eau aux pieds afin de pouvoir… s’éteindre en cas d’urgence. Pire : les allumettes au phosphore blanc sont extrêmement toxiques. Dès 1839 en Europe, on recense des cas d’empoisonnement mortels d’ouvriers.

Le phosphore blanc émet aussi des vapeurs invisibles qui, s’infiltrant à travers les dents abimées, s’attaque à la mâchoire. Ce mal nommée nécrose maxillaire n’a qu’un remède : le retrait des dents et des parties de mâchoires atteintes. Si ses dangers sont connus depuis le XIXe siècle – la Finlande l’interdira dès 1872 – c’est seulement en 1914 que le phosphore blanc sera prohibé au Canada.

Quant à la Eddy, bien au courant des dangers, elle n’aura jamais eu l’initiative de changer de procédé pour protéger ses ouvrières : le profit avant la bonne foi. En l’absence de soins de santé accessibles et de normes du travail, celles-ci sont alors laissées à elles-mêmes… Comme Alzire, Lydia et de nombreuses autres anonymes. La rencontre entre McKenzie King et les ex-allumetières va fortement ébranler celui-ci. Il travaillera à mettre fin à l’usage du phosphore. Le projet de loi, débouté par l’opposition, finira toutefois par être adopté.

En 1919, les ouvrières de la Eddy se rassemblent pour former un des premiers syndicats féminins au pays. Et il était temps : en décembre, la compagnie décide d’imposer des quarts de travail de soirée aux femmes pour augmenter la productivité. Le syndicat proteste et la compagnie ferme ses portes pour quelques jours. La réouverture se ferait à la condition que les femmes signent un contrat leur interdisant d’adhérer au syndicat. Le conflit de travail est bref, mais chose surprenante, le clergé appuie les femmes… considérant que leur place est au foyer le soir. Au final, les femmes acceptent un quart de travail de soirée contre la reconnaissance de leur syndicat et des hausses de salaires. Ce n’était que partie remise.

En 1924, un nouveau conflit éclate. La compagnie affiche, sans préavis, des baisses de salaire et souhaite abolir les postes de contremaitresse. Les ouvrières déclenchent la grève, une décision loin d’être banale dans une « ville de compagnie » qui appartient presque à la Eddy Match. Le conflit dure 9 semaines, et les femmes reçoivent le soutien de la population. À cette époque, le chômage n’existe pas et les grèves sont sans pitié. Une voiture fonce même sur les grévistes. Les cheffes syndicales ne sont pas autorisées à la table des négociations. On juge les femmes inaptes à cette tâche qui est reprise par des membres du clergé catholique. Le conflit se solde après 9 semaines : les leadeuses du mouvement – comme Donalda Charron, première présidente de l’organisation – sont licenciées. Sorte de revanche, la Eddy Match ferme ses portes en 1928.

Aujourd’hui les allumetières commencent à sortir de l’ombre. Depuis 2007, la Ville de Gatineau a entrepris d’honorer leur mémoire avec un boulevard des Allumetières, une bibliothèque Donalda Charron, une rue Alzire-Deschenes. L’histoire de leurs vies de misère nous rappelle cette époque où les normes et conditions de travail étaient laissées à la bonne foi des entreprises… et que bonne foi et profits ne sont pas compatibles. Elle nous rappelle aussi que la vieille image du « père-pourvoyeur » est récente dans notre histoire. Jusqu’aux années 1950, le travail salarié des femmes – même très mal payé – était essentiel au sein des familles. Finalement, même si la lutte syndicale des allumetières n’a pas donné les effets escomptés, elles ont le mérite d’avoir formé un des premiers syndicats féminins au pays, le tout à une époque où les femmes n’avaient pas le droit de vote au Québec et n’étaient pas reconnues comme des personnes au sens de la loi. C’était hier.

Pour aller plus loin :
– Livre : Kathleen Durocher. Pour sortir les allumetières de l’ombre. Presses de l’Université d’Ottawa, 2022.
Pour me contacter : Mc.Duchesne@outlook.com

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